Qu’est-ce qu’urbexer

par Laurent Aucher, le 27 février

Les explorations urbaines font l’objet d’un intérêt sans cesse croissant auprès du grand public, notamment des jeunes. Mais derrière ce succès, de quoi ces immersions participent-elles ?

Les restes de passés déchus ouvrent, dans les rues, des échappées vers un autre monde.

– Michel de Certeau, « Les revenants de la ville » (1983).

L’intérêt actuel pour les lieux délaissés, qu’il est coutume d’appeler explorations urbaines (ou « urbex »), n’est pas nouveau. L’historien et archéologue Alain Schnapp, dont la réflexion structure l’exposition Formes de la ruine visible en ce moment au Musée des Beaux-Arts de Lyon, nous rappelle en effet que la pratique de l’abandon est inscrite dans le temps long (2020). Avec les nouvelles technologies (chaînes YouTube, blogs, réseaux sociaux, etc.), cet intérêt s’est très largement démocratisé et popularisé.

Selon la géographe Aude Le Gallou et le chercheur en aménagement et urbanisme Robin Lesné (2023), les espaces dévolus à l’exploration urbaine « se caractérisent par un délaissement consécutif à la perte de leur fonction originelle, souvent accompagné d’une dégradation matérielle et d’un affaiblissement de leurs appropriations collectives ». La définition qui prévaut ici inclut l’ensemble des lieux construits, par la suite délaissés, abandonnés ou rendus difficiles d’accès et mis à l’écart.

Derrière leur succès, de quoi les explorations urbaines participent-elles ? L’article rend compte d’une plongée au cœur du phénomène urbex pour en comprendre les caractéristiques essentielles (cadres sociaux, singularité des espaces explorés, motifs d’action, particularité des usages savants) à partir d’une approche sociologique qui se déplie sur une expérience à la fois vécue et située. L’analyse permet aussi de faire le portrait d’une ville populaire d’environ 25000 habitants, Vierzon, située dans le département du Cher et façonnée par un double processus d’industrialisation, initié à la fin du XVIIIᵉ siècle avec la création d’une « grosse forge » en bordure d’Yèvre par le comte d’Artois, et de désindustrialisation dont la perte de dix mille habitants depuis 1975 donne à saisir l’ampleur.

Méthodologiquement, l’article repose sur une série d’environ vingt-cinq explorations intervenues en Berry entre le printemps et l’automne 2023. Un nombre important de ces explorations ont été menées dans l’agglomération vierzonnaise en juin et juillet de cette même année avec deux historiens, Nicolas Offenstadt, maître de conférences HDR à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur notamment de Urbex RDA (2019), et Guillaume Yverneau, agrégé d’histoire et doctorant à l’Université de Caen Normandie. Il repose également sur une étude documentaire et archivistique ainsi que sur une trentaine d’entretiens directs, réalisée du mois d’août au mois d’octobre 2023 avec des individus de tous sexe, âge et activité, principalement des personnes pratiquant l’exploration urbaine (ici nommés « urbexeurs » et « urbexeuses »).

La désindustrialisation en toile de fond

Le développement de l’urbex dans les années 2000 est largement corrélé au processus de désindustrialisation initié au siècle dernier et à la mise en réseau rendue possible par Internet et par les réseaux sociaux, même si l’immersion dans des lieux sans fonction ou difficiles d’accès, comme les ruines antiques ou les catacombes, est bien antérieure (Offenstadt, 2022 : p. 21-48). Au sein de notre corpus, la grande majorité des sites berrichons étudiés est d’ailleurs liée notamment aux secteurs de la métallurgie et de la porcelainerie, ce qui témoigne également de l’impact socio-économique de la désindustrialisation dans le Cher et dans l’Indre, départements ruraux mais largement façonnés par l’activité manufacturière. Le cas de Vierzon en est une parfaite illustration, même s’il demeure aujourd’hui encore l’un des bassins de vie les plus industrialisés de la région Centre-Val de Loire (Aucher, 2013 [1] ; Warnant, 2023).

À Vierzon, beaucoup d’usines fermées dans la dernière partie du XXᵉ siècle ont été détruites, à l’instar de La Pointerie qui, après plus d’un siècle d’activité (elle était située à l’est de l’agglomération sur l’emplacement originel de la « grosse forge »), cessa de fonctionner en 1978 avant d’être démolie en 1987 puis remplacée par un centre commercial. Le cas vierzonnais permet alors de constater que lorsque les usines n’ont pas été démolies, beaucoup d’entre elles ont été sommairement réaménagées sinon entièrement requalifiées, c’est-à-dire que lorsqu’une activité économique s’y est maintenue, celle-ci n’a pas forcément été de type manufacturier. C’est le cas de l’usine de la Société Française (1879-1958), emblématique fabrique de machines agricoles et industrielles implantée en plein centre-ville, connue aussi sous le nom de Case, en référence à la marque étasunienne qui la racheta en 1958 avant d’orienter sa production vers la fabrication d’engins de travaux publics à la fin des années 1960 puis de la fermer dans le milieu des années 1990.

À Vierzon, beaucoup d’usines fermées dans la dernière partie du XXᵉ siècle ont été détruites, à l’instar de La Pointerie qui, après plus d’un siècle d’activité (elle était située à l’est de l’agglomération sur l’emplacement originel de la « grosse forge »), cessa de fonctionner en 1978 avant d’être démolie en 1987 puis remplacée par un centre commercial. Le cas vierzonnais permet alors de constater que lorsque les usines n’ont pas été démolies, beaucoup d’entre elles ont été sommairement réaménagées sinon entièrement requalifiées, c’est-à-dire que lorsqu’une activité économique s’y est maintenue, celle-ci n’a pas forcément été de type manufacturier. C’est le cas de l’usine de la Société Française (1879-1958), emblématique fabrique de machines agricoles et industrielles implantée en plein centre-ville, connue aussi sous le nom de Case, en référence à la marque étasunienne qui la racheta en 1958 avant d’orienter sa production vers la fabrication d’engins de travaux publics à la fin des années 1960 puis de la fermer dans le milieu des années 1990.

Figure 1. Urbex de l’ancien bâtiment B3 de la Case (Vierzon, les 3 et 12 juin 2023). Source : document de l’auteur.

En raison de son importance patrimoniale et urbanistique, le site a fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des pouvoirs publics (Figure 1) et les différentes majorités politiques qui se sont succédé ont essayé d’y maintenir une activité industrielle, non sans difficultés. La seule unité de production encore en fonctionnement en 2023, La Chaudronnerie Vierzonnaise, n’emploie qu’une dizaine de salariés. En parallèle, les élus ont permis l’installation d’une quantité non négligeable d’équipements et de structures (cabinet comptable, restaurant gastronomique, centre de formation, multiplexe, bowling, école du numérique, etc.). Le site est donc aujourd’hui requalifié dans sa quasi-totalité, et seuls subsistent quelques éléments épars de l’ancienne usine, parmi lesquels sept nefs des ateliers thermiques renommés « bâtiment B3 ». Le résultat obtenu est esthétiquement très réussi, même si la patrimonialisation qui en a résulté s’est faite au prix de quelques arrangements avec la réalité historique, comme le fait de procéder à un alignement unique de la façade du B3, alors même que celui-ci n’a jamais existé en tant que tel (Couchet, 2019). De la même manière, cette patrimonialisation s’est accompagnée d’une survalorisation de la mémoire entrepreneuriale. L’espace patrimonialisé est ici l’espace d’une représentation du passé plutôt encline à mettre en valeur les éléments constitutifs de la culture patronale (installation dans un jardin public du buste de Célestin Gérard, créateur du premier atelier de machinisme agricole vierzonnais, généralisation toponymique du terme « Société Française », etc.) au détriment des éléments de la culture ouvrière (Aucher, 2013 [2]), et ce malgré le travail conséquent engagé depuis de nombreuses années par le Musée de Vierzon autour de la mémoire vivante industrielle (collecte de témoignages, expositions, conférences, etc.).

Les cadres sociaux de l’exploration

D’après l’enquête menée en Berry, on peut remarquer que l’attrait pour l’exploration d’un lieu abandonné ou délaissé repose très largement sur le fait qu’elle est synonyme d’expérience pour les urbexeurs. Une expérience concrète, matérielle, engageante corporellement, qui s’accompagne en général d’un prolongement immédiat dans le virtuel. Par ailleurs, l’urbex a la caractéristique d’être potentiellement dangereux (chute, éboulement, exposition à des produits toxiques, etc.), ce qui amplifie la griserie qui peut être liée à l’activité d’exploration, et donc de découverte.

L’attrait de l’urbex est aussi relatif au sentiment d’une exploration qui s’assimile à une « remontée dans le temps » dans un contexte incertain. Les causes du délaissement ou de l’abandon d’un site sont en effet nombreuses (décision économique, inadaptation aux usages présents, incendie, etc.) et les effets qui en résultent peuvent être très variables temporellement et selon les lieux concernés. Ainsi les démolitions de bâtiments liées à une requalification urbaine, à l’instar des deux exemples cités plus haut (La Pointerie et la Société Française), rendent souvent difficile ensuite voire impossible toute exploration. À l’inverse, un certain nombre d’événements – souvent très limités comme une fenêtre nouvellement fracturée ou bien laissée entrouverte de façon involontaire par le propriétaire du bâtiment ou par un ouvrier venu faire un chantier – peuvent se muer en opportunités de réaliser un véritable passage du temps. J’ai pu le vérifier à plusieurs reprises, notamment lors de la visite d’un château vierzonnais, menée avec Nicolas Offenstadt et Guillaume Yverneau, où une brèche dans une porte opérée peu avant par un autre ou plusieurs autres urbexeurs avait permis d’en faciliter l’accès, alors même que le repérage réalisé initialement laissait penser qu’il serait difficilement accessible (forte exposition du site à la vue des personnes travaillant à proximité, occultation des ouvertures, présence de grilles, etc.).

Cette exploration est aussi déterminée par le sentiment des urbexeurs d’aller au-delà des règles du droit commun. La majorité des explorations se fait sans le consentement tacite des propriétaires concernés. Dans ce cas, la pratique s’apparente donc juridiquement à une violation de propriété, même si en dépit de toute preuve de dégradation, les condamnations formulées par les tribunaux sont rares. Toutefois, le droit n’est pas complètement absent de l’urbex : ainsi, les dispositions légales contenues dans la loi Climat et résilience (2021) sur le «zéro artificialisation des sols» ne sont pas sans effet tangible, dans la mesure où l’un des leviers de cette non-artificialisation est la reconversion (renaturation, aménagement) des friches industrielles.

Découvrir un monde alternatif

Être un « urbexeur », pour la trentaine d’individus rencontrés dans le cadre de cette enquête, c’est donc opérer un saut dans l’étrange, dans l’inconnu, dans un autre monde à la fois intrigant et menaçant. Il y a tout d’abord dans l’urbex un « art de s’introduire », comme le note Julien Martin Varnat dans Explorations urbaines, qui existe avant l’entrée et persiste après celle-ci, comme un frisson : explorer, c’est ainsi se donner la chance de pénétrer certains espaces extérieurs, sans qualité apparente a priori, et y faire advenir des intérieurs fascinants. Il s’agit d’aborder les « envers d’une infrastructure comme des endroits où se tenir », d’arpenter « les arrières ou les dessous d’une voie, d’un bâtiment, avec le même sentiment d’immersion que dans une rue animée » (2021 : p. 16). Pour la majorité des enquêtés, pratiquer l’exploration c’est donc participer à une expérience qui, du fait de son caractère illicite, dangereux et dépaysant, engage au plus profond de soi.

Si le lieu de l’exploration sert de support de projection à toute une fantasmatique, on peut aussi observer que, très souvent dans les témoignages recueillis, la peur se combine – ou fait place – à d’autres types de sentiment comme le plaisir. Sans compter que, pour les interviewés, certains lieux sont d’une beauté manifeste qui, elle-même, en retour, peut être source de trouble. De ce point de vue, le cas de l’ex-Centre électrique vierzonnais est intéressant. Comme La Pointerie, évoquée en début d’article, celui-ci était situé dans le quartier des Forges, à l’est de l’agglomération. La première usine fut construite au début du XXᵉ siècle à proximité du canal de Berry. Vers 1930, les dirigeants de l’époque décidèrent de la remplacer par une autre usine, située non loin de là, le long de la voie ferrée. Le Centre électrique possédait à l’époque quelques logements d’habitation. La centrale fut ensuite fermée, une partie des bâtiments servirent alors de lieu de stockage de matériel au comité d’entreprise d’EDF. Toutes les maisons sont aujourd’hui démolies et du Centre électrique ne subsiste quasiment plus rien si ce n’est la monumentale structure en béton. Ouverte à tous vents, celle-ci est noyée sous une épaisse végétation qui la fait disparaître du paysage. À dire vrai, l’entrée dans le bâtiment principal est relativement facile, sans réel danger, si ce n’est la présence de quelques ronces. Le sous-sol par lequel on y accède est par contre assez rebutant. En dehors du fait d’être sombre, il est recouvert – comme souvent dans ce type de lieu – d’un tapis de canettes de bières, d’ordures et de déjections. L’endroit est donc malodorant et l’air y est vicié. Une fois les marches de l’escalier montées, l’impression est tout autre, et ce malgré, là encore, la présence de détritus. Les murs des deux étages supérieurs ainsi que ceux des autres bâtiments qui composent le site sont en effet entièrement tapissés de tags et de graffs multicolores. Si l’on ajoute à ce spectacle plastique la beauté des volumes, l’ensemble est empreint d’une force esthétique qui laisse les enquêtés difficilement indifférents (Figure 2).

Figure 2. Urbex de l’ancien Centre électrique (Vierzon, le 12 juin 2023). Source : document de l’auteur.

C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont poussé « Jolanissa », un des urbexeurs interviewés, technicien de réseau informatique d’une cinquantaine d’années qui habite Vierzon, à prendre en 2020, « après plusieurs repérages », une série de clichés de cette friche avant d’en mettre quelques-uns en ligne sur son site Internet. Très clairement, dans le cas de Jolanissa, l’urbex procède d’une patrimonialisation « par le bas » (Robertson, 2023), par différenciation de celles opérées par les institutions.

Outre ce qu’elle engage sur le plan subjectif, l’exploration urbaine est également une expérience relationnelle. Même lorsqu’il pratique l’exploration seul, l’urbexeur peut s’appuyer sur de nombreux outils et ressources, souvent virtuels (sites Internet gratuits ou payants, réseaux sociaux, etc.), laissant entrevoir en filigrane une communauté d’individus qui va du simple curieux au praticien le plus engagé. Comme toute communauté, celle-ci relève d’un ensemble de sociabilités et de codes de conduite. Un principe veut par exemple chez les personnes initiées que les adresses des lieux visités ne soient pas divulguées publiquement, l’argument souvent évoqué par ces dernières pour justifier un tel principe est lié à la nécessité de préservation les lieux concernés.

Une diversité de motifs d’action

Si, comme j’ai pu le constater lors des entretiens sociologiques, les explorations urbaines font volontiers l’objet chez certains enquêtés d’une préparation minutieuse à l’aide de logiciels de localisation, de cartes ou de documents d’époque (photographies, croquis, annuaires, etc.), il n’en reste pas moins vrai aussi que le hasard reste un des ressorts essentiels de l’urbex. En règle générale, les lieux visités sont donc envisagés « comme un ailleurs, producteur d’une forme de liberté ou du moins comme un espace plus ouvert, paradoxalement » (Offenstadt, 2023 : p. 214). Les motifs invoqués par les interviewés comme étant à l’origine de leurs explorations urbaines sont quant à eux très nombreux et divers.

Ils peuvent être d’ordre esthétique, on l’a vu dans la partie précédente avec l’exemple de l’ex-centrale électrique, mais aussi psychologique (dépassement de soi, satisfaction narcissique, excitation morbide, excitation sexuelle, etc.) ou encore politique. C’est le cas en particulier lorsque l’exploration s’inscrit dans une tradition critique et qu’elle est clairement vécue comme un moyen de contestation à l’encontre de la notion de propriété de lieux délaissés.

Pour certains, la découverte d’un espace abandonné participe d’un apprentissage à valeur technique et historique. Pour d’autres, l’urbex sert de vecteur réflexif à une meilleure compréhension d’eux-mêmes (Lesné, 2021 : p. 302-303). Il arrive parfois aussi que l’exploration urbaine soit liée à un impératif matériel, comme dans le cas où la visite procède d’une mise en tourisme (Le Gallou, 2021), ou académique, comme dans l’enquête qui nous concerne ici.

Profitons justement de l’occasion pour nous attarder maintenant sur le motif scientifique, la visite à Vierzon des éléments de cadre bâti encore existants associés à l’ancienne porcelainerie Boutet va nous servir d’illustration.

Usages savants de l’urbex

Lorsque j’ai proposé le 12 juin 2023 à Nicolas Offenstadt et Guillaume Yverneau d’explorer l’ancienne bâtisse bourgeoise située à proximité de la gare, j’étais loin d’imaginer que celle-ci avait appartenu aux Boutet, une famille de porcelainiers vierzonnais, et qu’à côté du logement d’habitation, nous y découvririons ce qui reste de l’ancien atelier de fabrication (Figure 3). Avec la métallurgie et la verrerie, la porcelaine a constitué au XIXᵉ siècle le troisième secteur industriel le plus important de la cité. L’épopée porcelainière commence en 1816 avec la création des établissements Hache. Le travail de documentation opéré depuis m’a appris que la manufacture Boutet, qui était justement localisée dans le même périmètre que Hache, a vu le jour au début des années 1860 et qu’elle est le fait d’un certain Montifret. À la mort de celui-ci, Boutet en devient l’actionnaire majoritaire. Dans la première partie du XXᵉ siècle, elle est connue sous le nom de « Boutet Frères ». Henri Letourneau note que l’établissement posséda une seconde usine implantée rue de la Chevrolerie, actuelle rue Marcel Sembat, et qu’à partir de 1936, René Boutet occupa la fonction de président de la Chambre syndicale des fabricants de porcelaine du Berry (2015 : p. 120-121). De son côté, Roger Thibaud précise que la fabrique est rachetée en 1952 par un autre porcelainier, Pillivuyt, « qui s’empare de la clientèle et des modèles, puis éteint les fours » (1996 : p. 87). La destruction des deux fours à globes intervient vingt ans plus tard, en 1973. « Le propriétaire, écrit Letourneau, a pensé les préserver et y installer un musée. Mais les calottes des globes se sont écroulées lors de la démolition de l’usine. La réfection devenait trop coûteuse » (2018 : p. 179). Sur cet emplacement, qui jouxte l’ancienne maison d’habitation, on construit une résidence.

Figure 3. Urbex de l’ex-propriété Boutet (Vierzon, le 12 juin 2023). Source : document de l’auteur.

Les usages savants n’ont évidemment de sens que situés dans une perspective de savoir objectivé. Un des grands intérêts de l’urbex sur le plan historiographique par exemple, est de pouvoir « construire un récit de la culture matérielle [qui prend] appui sur des assemblages et des rapprochements qui ne sont pas forcément présents dans les autres sources documentaires » (Offenstadt, 2022 : p. 111). L’exploration urbaine peut aussi contribuer à une analyse à orientation critique, comme c’est le cas de l’étude du développement urbain en Chine par la politiste Judith Audin (2017). Ou bien elle peut permettre, par regroupement de sources, de confirmer certains aspects de connaissance voire d’en mettre d’autres au jour (Yverneau, 2023). En l’état, sans préjuger de l’utilisation que les chercheurs engagés feront éventuellement du matériau collecté, l’urbex Boutet a déjà permis d’accomplir un premier travail de documentation de l’abandon dont les quelques photographies reproduites en Figure 3 laissent entrevoir pléthore de fils d’étude et de narration possibles. Ainsi, les motifs scripturaux et visuels présents sur les murs pourraient être particulièrement précieux pour un historien ou un sociologue qui s’intéresse à l’examen des formes d’appropriation spatiales, aussi bien celles qui étaient en cours au moment de l’occupation effective des bâtiments par leurs propriétaires (membres de la parentèle, ouvriers, etc.) que celles qui leur ont succédé depuis que ces mêmes bâtiments sont abandonnés (squatteurs, urbexeurs, etc.). Quant aux papiers peints visibles dans la demeure patronale, ils pourraient servir à documenter – via entre autres les sujets d’impression représentés – une histoire des sensibilités. De leur côté, les clichés se rapportant aux éléments du cadre spatial (distribution des pièces et bâtiments, objets, etc.) auraient toute leur utilité pour saisir les conditions d’existence de la petite bourgeoisie industrielle vierzonnaise ou, dans un ordre d’idées proche, pour mettre en lumière les inégalités et les rapports de domination socio-spatiales entre ouvriers et patrons porcelainiers.

En guise de conclusion

Quelle que soit leur forme et l’intention qu’on leur prête, les explorations urbaines peuvent être sources d’âpres débats et oppositions. L’urbex Boutet en témoigne tout particulièrement. Ce jour-là, Nicolas Offenstadt découvrit dans l’un des greniers une archive originale constituée en majorité de documents commerciaux et administratifs datant des années 1920. Il envoya alors un message sur le réseau social Twitter (aujourd’hui X) qui donna un large écho public à sa découverte. Le quotidien local Le Berry républicain prit rapidement la mesure de l’événement puisque, dès le lendemain (13 juin 2023), un de ses journalistes contacta Nicolas pour lui demander une interview. L’article parut quelques temps plus tard, le 10 juillet, et suscita à son tour nombre de réactions dans le microcosme vierzonnais, notamment chez les passionnés du patrimoine, dont certains, alors même qu’ils se réjouirent de cette découverte, se montrèrent aussi très critiques quant au fait que celle-ci intervienne en dehors de tout cadre légal. Ces réactions amènent deux remarques qui nous rappellent combien l’espace, la mémoire et le patrimoine sont des objets éminemment politiques.

Si l’un des effets essentiels de la loi sur la propriété privée est de distinguer ce qui, sur le plan spatial, est accessible de ce qui ne l’est pas, il en est un autre, moins visible mais tout aussi actif : la loi sépare ce qui est mis en partage et ce qui ne l’est pas. Qu’on en soit conscient ou non, l’expérience de l’urbex est structurée par cette double réalité. C’est dans ce sens qu’Annie Ernaux écrit dans L’Atelier noir que « la mémoire est matérielle » (2011 : p. 177), c’est-à-dire pour insister sur le lien de consubstantialité entre la matérialité et la mémoire.

Difficile de ne pas aussi voir dans les réactions des personnes concernées la peur d’une remise en cause de leur rôle dans le processus de légitimation patrimoniale. Jusqu’à présent en effet, les questions relatives au patrimoine étaient plutôt le fait de certains milieux favorisés de la société (institutions, notabilités locales, propriétaires de biens historiques, enseignants, etc.). Dans le même ordre d’idées, les politiques publiques mises en œuvre étaient plutôt enclines à légitimer la position de domination des groupes les mieux dotés, c’est-à-dire à concourir au maintien de l’ordre social existant. Parce que l’urbex participe d’une extension du domaine de la patrimonialisation, il offre à celles et ceux qui en étaient exclus la possibilité de se muer en producteurs d’un récit mémoriel alternatif.

par Laurent Aucher, le 27 février

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